Redonner vie à Lucie Baud, ouvrière en soie

Récemment, j’ai vu le téléfilm de Gérard Mordillat, Mélancolie ouvrière, qui retrace la vie de Lucie Baud, ouvrière en soie de l’Isère. Cela m’a donné envie d’en savoir plus sur cette femme et m’a poussé à lire le livre éponyme de Michelle Perrot, paru chez Grasset en 2012.

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J’ai apprécié le téléfilm de Mordillat, il m’a permis d’apprendre à connaître cette femme, Lucie Baud, dont j’ignorais jusqu’au nom quelques semaines auparavant. Pourtant, même si ça a été un succès d’audiences, il semble avoir reçu des critiques plutôt négatives. Le réalisateur aurait pris trop de libertés avec l’Histoire…

Ce à quoi Gérard Mordillat répond qu’un film est avant tout une œuvre d’art et qu’il ne faut pas se focaliser sur le sujet, sur l’histoire, mais aussi voir le jeu d’acteurs, les mises en scène, etc. Bon, pour ma part je n’ai les connaissances cinématographiques pour juger de ce film en tant qu’œuvre, même si je l’ai apprécié.

 

Mais, cette micro-controverse m’a donné envie de savoir ce que l’on connaissait vraiment de Lucie Baud. J’ai donc acheté l’essai de Michelle Perrot sur le sujet (qui s’appelle aussi Mélancolie ouvrière) et qu’elle a publié chez Grasset dans la collection « Nos héroïnes ».

Cette biographie est un peu un exercice historique pour l’historienne qu’est Michelle Perrot. Elle a choisi une femme dont on ne connaît presque rien si ce n’est un petit texte paru dans le Mouvement socialiste de 1908 racontant deux grèves d’ouvrières en soie de l’Isère en 1905-1906 (texte disponible sur Wikisource).

Pour essayer de comprendre qui fut Lucie Baud, l’historienne est donc obligée d’élargir à ce qu’étaient les conditions des femmes et des ouvrières de l’époque. Avec une forme de déterminisme puisque Lucie Baud ne laisse qu’assez peu paraître ses sentiments personnels à travers son texte.

En-tête de la revue Mouvement socialiste (Gallica/BnF)

Et surtout l’historienne est amenée à formuler un grand nombre d’hypothèses qui peuvent être remises en question à tout moment. L’épilogue est assez parlant pour cela. Michelle Perrot découvre, sur la tombe de Lucie Baud, que sa date de naissance est différente de celle de l’État civil (source pourtant sûre s’il en est !). Cela provient probablement d’une coquille lithographique mais montre que tout peut être remis en question ici !

Ainsi en est-il aussi de la photo de Lucie, qui n’est pas publiée dans le livre, mais qu’on peut retrouver sur sa biographie du Maitron par exemple. Cette photo révèle combien la physionomie de Lucie Baud était différente de celle de Virginie Ledoyen qui l’incarne dans le film de Mordillat. Et pourtant même cette identification semble être remise en question dans un article du Dauphiné (malheureusement pas en accès libre, je n’ai donc pas pu le lire).

Photographie d’une personne identifiée avec Lucie Baud (Maitron/IHS CGT Rhône)

À partir de ces maigres informations, Michelle Perrot arrive tout de même à nous faire sentir ce que fut la vie de cette ouvrière du début du XXe siècle. Et à la tirer de l’oubli ! Car Lucie Baud était une des rares femmes engagées et militantes de l’époque. Elle fut la seule ouvrière déléguée au Congrès national de l’industrie textile, à Reims.

Mais au-delà de ses activités militantes, que Lucie décrit dans son texte du Mouvement socialiste, Michelle Perrot cherche à retrouver quelle était son individualité. Elle essaie de ne pas dissoudre la personnalité de Lucie Baud dans l’identité collective des ouvrières en soie de l’Isère de l’époque.

Ainsi, ce qui travaille l’historienne est surtout la question du suicide manqué de Lucie en 1906. En septembre 1906, elle se tire trois coups de revolver dans la mâchoire. Cet acte reste inexpliqué en l’absence de source. C’est cet acte qui donne son nom au livre, celui de mélancolie ouvrière.

Affiche du film Mélancolie ouvrière (Les mutins de Pangée)

Car pour Michelle Perrot la fin des grèves et le retour à la normale en 1906 fait naître chez les ouvriers et ouvrières une sorte de mélancolie. Il est difficile de revenir à la normale après une période de forte mobilisation. Ce à quoi s’ajoute un certain nombre de raisons personnelles que l’historienne évoque également.

C’est cette recherche d’une individualité au-delà de ses combats collectifs qui autorise Gérard Mordillat à lui inventer une relation avec Auda, responsable de la fédération lyonnaise du textile.

Au final, on a trois sources pour apprendre à connaître Lucie Baud : son témoignage autour des grèves de l’Isère, l’essai de Michelle Perrot et le film de Gérard Mordillat. Et chacune de ces trois sources se complète bien.

Le témoignage de Lucie Baud est simple, clair et militant. Il permet de donner la parole à l’intéressée de manière précise et compréhensible. Mais si ce témoignage est précieux et nous laisse entrevoir qui fut Lucie Baud, sa personnalité s’éclipse derrière son combat collectif.

Ouvrière sur un métier à tisser, à Voiron, en Isère (numelyo)

L’essai de Michelle Perrot cherche alors à retrouver qui était cette personne qui a écrit ce texte. C’est un exercice historique assez ardu auquel on peut facilement être confronté dès qu’on s’intéresse à des anonymes, que ça soit pour des questions de généalogie ou de recherches autres. Mais l’étendue des connaissances de l’historienne permet de nous plonger très facilement dans la vie de ces ouvrières en soie des années 1900.

Enfin le film de Gérard Mordillat qui reste une fiction et un bon divertissement. Malgré les libertés qu’il a prises, chaque choix semble pouvoir se baser sur des interprétations de Michelle Perrot dans son essai. Mordillat va donc plus loin que l’historienne en faisant voir derrière la militante la femme qu’a pu être Lucie Baud.

Les « cantines communistes », qui plaisaient tant à Lucie Baud, au moment de la grève de Voiron de 1906 (Numemoris)

Là où Michelle Perrot, en historienne, ne pouvait qu’émettre des hypothèses, Gérard Mordillat a dû faire des choix pour montrer qui était cette femme. La Lucie Baud qu’incarne Virginie Ledoyen n’est donc plus une simple militante. C’est une femme avec ses désirs, ses sentiments, ses frustrations montrant ce qu’a pu être la mélancolie de l’ouvrière après la fin des grèves de 1906.

Il est dommage alors, je trouve, d’opposer l’essai de Michelle Perrot et le film de Gérard Mordillat. Les deux n’ont pas le même but et apportent un éclairage différent sur une femme dont on ne sait presque rien. Les deux contribuent, à leur manière, à sortir de l’oubli une de ces nombreuses anonymes qui ont rêvé d’un monde meilleur.


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